Fight for it.

Je lève les yeux au ciel quand je vois l’état de la salle, alors que toutes les lumières du cinéma se sont rallumées. Je les entends se marrer au loin et je relève la tête pour les voir balancer leur paquet de pop-corn au sol. « Allez, c’est l’heure de faire le ménage la freak ! » D’autres rires, des gloussements de pom-pom girls qui m’insupportent depuis des années et les voilà disparus.

Evidemment, aucun de ces abrutis a le cran de faire ça en étant tout seul hein. Faut qu’ils soient au moins trois ou quatre. Des fois qu’ils soient obligés d’assumer ce qu’ils font comme conneries, faudrait pas prendre le risque d’être en sous-effectif hein. « Bandes d’abrutis… » Je marmonne, alors que je gratte tant bien que mal le chewing-gum qu’ils ont collé avec application sur tout un siège. « En plus, c’est dégueu… » Franchement, je me serais bien passée de ça. Pas seulement le ménage hein, je connais personne dont ce soit la passion. Mais plus de les recroiser. Faut croire que j’avais juste eu de la chance jusque-là de pas avoir trouvé sur mon chemin un de ces connards du lycée.

… okay, j’avais un peu potentiellement cherché la merde en foutant le feu au casier de cette pétasse de Mindy. Mais c’est pas gratuit. Je veux dire, elle avait pas le droit de nous insulter et tout. Et puis merde quoi, ça fait presque 5 ans, faut passer à autre chose les gens ! Moi j’avais très bien réussi à les sortir de ma vie hein, mais à croire qu’ils ont rien de mieux à foutre que de ressasser pendant des années. Du coup, quand ils m’ont vue de l’autre coté du comptoir, au ciné, c’était le jackpot. Ils se sont comportés comme des connards, ils en ont foutu partout et ils m’ont insultée deux ou trois fois. Mais j’ai été fière de moi, je leur ai pas foutu le feu. Je me suis même contentée de… faire mon boulot. Parce que j’en ai besoin, contrairement à ces connards.

Un soupir, alors que je finis enfin de ramasser le dernier morceau de pop-corn. Il est super tard. Les autres sont déjà partis, je leur ai dit de pas m’attendre. Ca servait à rien qu’on soit plusieurs à rester jusqu’à pas d’heures à cause d’eux. Sachant que déjà, ils m’ont filé un coup de main pour le reste. Ils sont cools en tout cas, je suis contente d’avoir trouvé ce boulot, même si ça fait que quelques mois. Je range mon uniforme dans mon casier et je baille à m’en décrocher la mâchoire. Demain, ce sera la méga grasse mat’, clairement. Zoey est pas là, j’ai rien de prévu. Je vais pouvoir dormir jusqu’à genre midi. Ce serait trop cool. Je m’étire longuement, attrapant mon skate et mon sac. Avant de pouvoir penser à dormir, faut penser à rentrer. Et j’ai quand même un bout de route. Ca me dépite d’avance, mais ça, c’est uniquement ma flemme qui parle à ma place. « Allez Naya, on se motive un peu là. » Je récupère en passant une boite de pop-corn et je finis par passer par la porte de service, la verrouillant avec application. Je pense même au code pour l’alarme, pas mal hein !

En vrai, ça aurait pu être une fin de soirée ordinaire. Ca aurait dû même. Mais c’est sans compter sur … le manque de bol ? J’ai pas envie de parler de karma, j’ai rien fait pour mériter ça. A mes yeux en tout cas. Je veux dire, s’il y avait une échelle des méchants, je suis à peu près sûre que je serais même pas dedans. Bref, tout ça pour quoi ? Parce que, quand je me retrouve dans la ruelle derrière le cinéma, j’entends une voix un peu trop familière qui résonne dans l’obscurité. « Bah putain, on a failli t’attendre la freak… » Lui, je le connais. Le mec de Mindy. « Vous avez vraiment rien de mieux à faire de votre vie les gars ? » Lâché d’un ton las, alors que je me rends compte qu’ils sont donc toujours tous les quatre. Visiblement, non. « Et merde… » Je sais pas pourquoi, mais je le sens pas terrible tout ça.

L’Islandaise se lève au moment où les lumières se rallument, non sans jeter un œil courroucé aux chimpanzés railleurs du fond de la salle. Une petite bande d’adolescents d’approximativement son âge, qui ont passé plus de temps à glousser et faire des commentaires idiots qu’à profiter du film. Isalín, n’a alors jamais pu se plonger dans l’ambiance de cette rediffusion d’Edward aux mains d’argent. En passant la porte, elle croise la pauvre fille chargée de nettoyer et lui jette une œillade navrée : les abrutis balancent sciemment le reste de leur pop-corn par terre, non sans la narguer avec méchanceté.

- Quel bande de cons, ronchonne Isalín en se vengeant sur ses derniers bonbons.
- Ouais… ils ne sont pas très malin, je me demande ce qu’ils foutaient là en vrai.

Son amie Wendy hausse les épaules. Elle a l’air déçue aussi. Normal : c’était son idée de venir ici pour palier aux énormes lacunes cinématographiques de sa cadette. Entre son île qui n’est pas très portée sur la culture américaine et toute sa vie centrée autour du sport, la jeune femme a raté quelques titres cultes, que ce soit en musique ou au cinéma. Malheureusement, il est difficile d’apprécier Tim Burton quand des ânes pourrissent l’atmosphère mystique.

- La semaine prochaine, ils repassent un Hitchcock je crois. Ça t’dit ?
- C’est l’truc avec les deux gamines et le mec qui tape une porte à la hache là ?
- Mais non, ça c’est Shinning, de Kubrick !
- Ah… bah je connais pas Hitchc… hey attends, c’est un truc de cul ça ?!

Wendy s’étrangle dans la fumée de la clope qu’elle est en train de griller dans l’air doux de la nuit automnale.

- Hein ?!
- Bah… Hitch-« cock »… c’pas comme ça qu’vous dites…

L’Islandaise fait un geste de l’index qui se veut évocateur, mais qui ressemble plus à un ver qui se tortille qu’à un pénis.

- Tu veux dire « bite » ?
- Non ! Enfin… oui, mais…

Le bruit des portes du cinéma la sauve de son instant d’embarras. Son amie ne s’empêche pas de rire du rougeoiement de ses joues nivéennes, qu’elle tente en vain de planquer derrière le rideau de ses cheveux noirs. C’est la bande de rigolos qui s’en va, les coqs en tête de cortège et les pouliches gloussent à leur bras.

- C’est pas du porn Hitchcock, c’est plus… suspense/horreur à l’ancienne.
- Aaaaah, ok !

Ça lui parle déjà plus ! La discussion se poursuit ainsi, posément, et se déroule au fil de l’eau. Wendy est une nana assez drôle, sans prise de tête, et pour Isalín qui n’a pas encore beaucoup de contacts de son âge dans cette grande ville, c’est une vraie bouffée d’air. Le temps file, le parvis du cinéma se déserte, et la rouquine chargée du ménage finit par sortir à son tour. C’est un peu comme un signal : les deux camarades conviennent de commander un Uber, mais un éclat de voix interrompent l’entreprise. Ça ressemble aux abrutis de tout à l’heure…

L’Islandaise échange un regard avec Wendy, mais lorsqu’elle entende la réplique de la victime de ces crétins, elles choisissent d’aller voir. Ça craint d’être une fille seule au centre de la métropole, surtout aussi tard ; ça leur ferait chier de laisser une nana dans la merde en détournant le regard. Avant de se révéler, Isalín arrête sa complice et lui murmure :

- Attends, reste-là. Si tu vois que ça part en couille, t’appelle les flics !

Elle n’attend pas l’approbation de son aînée pour franchir la distance qui la sépare de la scène… assez pathétique en fait. Quatre personnes, pour en intimider une seule visiblement. Et l’adolescente est trop téméraire pour avoir peur dans l’immédiat. Elle jette sa toison d'encre en arrière et improvise en choppant l'inconnue par le bras :

- Tu fous quoi Abigail, elle a une tête à s’appeler Abigail, on t’attend depuis mille ans !

Le bluff peut fonctionner, non ?

Y a des jours, je me dis que j’aurais mieux fait de rester coucher. Ou de me casser une jambe. Ou un truc toujours plus festif que de me retrouver dans cette ruelle avec ces connards qui m’attendent pour se venger d’un affront totalement imaginaire qui a eu lieu dans notre une autre vie.

… bon, okay, c’était potentiellement pas totalement imaginaire. Mais, si on y réfléchit bien, j’ai toujours agi en réaction à leurs propres actes. J’ai jamais cherché la merde moi-même. Et puis, on est pas supposés être devenus des adultes posés et responsables ? Bon, au moins, des adultes capables de finir en taule s’ils agressent les autres en tout cas, sans le couvert de papa plein de fric pour éviter les ennuis. Remarquez, pour autant que je sache, l’immunité marche ptet encore aussi, même une fois majeur. Ca mériterait une petite enquête, mais j’ai comme l’impression que là, de suite, le timing est pas idéal.

Un profond soupir m’échappe, alors que je souffle dans la foulée sur une de mes mèches de cheveux qui essaie de se faire la malle. « Vous avez toujours pas retenu la leçon du coup ? Qu’il faut vraiment pas me faire chier ? » Bon, on sait tous que là, à quatre contre une, je vais probablement – dans le meilleur des cas – finir la tête la première dans la poubelle. Ils oseraient pas faire pire quand même.

… non ?

A l’idée qu’au final, la situation puisse être totalement hors de contrôle, j’ai mon regard qui s’écarquille un peu. Ils ont vraiment l’air remontés ces cons. Mais j’ai pas le temps de chercher une issue qu’une petite brune se rajoute à l’équation. J’ai à peine le temps de m’attarder sur ses traits pour essayer de me rappeler si je la connais d’une façon ou d’une autre – exercice ô combien difficile quand on est dans une ruelle mal éclairée, je vous le garantis – qu’elle prend la parole.

Ah, okay, cool. Une alliée donc.

Je penche la tête sur le côté, alors que son intervention a eu le mérite de casser les autres cons dans leur élan. Ils semblent, tout comme moi, étudier la situation et essayer de piger l’impact de cette nouvelle arrivée dans l’équation. Elle m’attrape le bras alors que je dois la regarder comme un poisson mort – je sais, j’ai toujours un talent tout particulier pour les figures de style et les images de qualité. « Je… euh… » Dis un truc intelligent Naya, c’est le moment là ! Une inspiration, alors que je reprends, désignant le conteneur à ordures. « Je finissais de sortir les poubelles. Désolée de vous avoir fait attendre. » Là, forcément, le mec de Mindy ricane et l’alpague, d’un ton que je qualifierais de sale petit con arrogant qui mériterait qu’on lui éclate les dents contre le trottoir. Mais c’est ptet un peu trop développé non ? Hum bref. Du coup, il se met à causer ce connard. « Abigail ? Sérieux la freak, t’as été obligée de changer de nom c’est ça ? Tu devrais te méfier machine, c’est de la sale graine à fréquenter ça. » Je roule des yeux, essayant de garder un visage aussi neutre que possible. Mais impossible de contrôler un truc auquel je pense même pas en vérité. C’est ma propre température. Je commence à bouillir sur place, et c’est pas une figure de style. Ma main libre glisse dans ma poche et je sens la présence rassurante du briquet. Mais surtout, ne pas s’énerver, sinon je vais tout cramer et ça ferait tâche. « Tu devrais nous laisser, on a deux trois trucs à raconter à… Abigail donc. »

Perso, j’ai un peu envie de supplier l’inconnue de m’embarquer avec elle. Et je serre son bras sans même m’en rendre compte, lui lançant un regard de détresse. Si je fais n’importe quoi, je vais perdre mon job. Et là je serais vraiment dans la merde. « Nan mais vous l’avez entendue, on doit y aller ! » Quoi, sur un malentendu, ça peut toujours marcher hein.

Bon. Le stratagème n’a pas fonctionné et le « chef » de cette petite bande semble décidé à emmerder la rouquine. Isalín a un sentiment de déjà vu avec ce genre de situation. Bien que sa vie singulière lui ait épargné la jungle du lycée, les filles pouvaient être réellement mauvaises dans les vestiaires. Plus le niveau de compétition montait, plus les langues de vipères se libéraient. L’Islandaise s’est aussi forgée en survivant à ce milieu, c’était inévitable. Alors non seulement elle ne se dégonfle pas, mais le terme « freak » la fait monter sur ses grands chevaux. Elle oublie instantanément qu’ils sont plus nombreux et, accessoirement, qu’elle ne sait pas se battre.

- Et vous allez faire quoi si j’pars pas ?!

Ses prunelles de jade s’embrasent d’une lueur de défi. Cette bande a plus l’air idiote que dangereuse, c’est peut-être ce qui la pousse à sortir son téléphone portable de sa poche. L’adolescente n’a pas le temps d’ouvrir une appli, mais elle feint de se mettre à filmer la scène :  

- Allez-y, « racontez lui » vos trucs ! Ce sera qu’entre vous, moi et ma commu' d’dix milles personnes en live.

Isalín n’a pratiquement plus rouvert instagram depuis le mois de mars et n’a pas du tout chercher à faire suivre son actualité « d’Outre » aux abonnés qui s’intéressaient à sa vie d’athlète. Mais ça, les quatre jeunes ne le savent pas. Ils hésitent, elle le voit, alors elle enfonce le clou :

- Vous m’croyez pas qu’y’a du monde qui m’suit ? Vous voulez tester voir en combien d’temps les flics vous r’trouvent si vous m'touchez ?

Il y a un instant de flottement, puis le leader de ce gang d’emmerdeurs renifle avec dédain en faisant signe à ses potes de le suivre. Par précaution, ils capitulent, car ils ont l’âge de connaître les dégâts que peuvent faire les réseaux. Tandis qu’ils contournent les deux filles pour rejoindre la rue principale, l’Islandaise continue de faire semblant de les filmer jusqu’à ce qu’ils soient partis pour de bon. A première vue en tout cas.

- Putain…, marmonne-t-elle en se relâchant.

Ce n’est que maintenant qu’Isalín se met à trembler, contre-coup de l’adrénaline qui a dopé son métabolisme pendant de trop longues secondes. Elle a l’impression que son cœur cherche à se sauver de sa poitrine et que ses jambes sont en guimauve. Ses poumons se vident d’un profond soupir et elle se passe une main fébrile dans les cheveux. Elle se met alors à rire, non sans une pointe de soulagement nerveux.

- Désolée… avec ma pote, on a cru entendre que t’avais des problèmes et… voilà quoi, c’est chaud d’être toute seule dehors, on a voulu aider.  

Parlant de celle-ci, sa camarade pointe le bout de son nez épaté et allonge le pas pour rejoindre les deux autres. Les rares fragments de lumières qui parviennent dans l'arrière cour du bâtiment se jouent du relief de sa crinière frisée.

- J’les ai vus repartir à vélo. J’crois que c’est bon !
- Cool ! Heu…, la jeune femme se tourne vers l’inconnue du coup, dont elle ne sait rien à part qu’elle bosse au cinéma. J’m’appelle Isalín du coup. Et elle c’est Wendy !

C’était trop beau pour croire que ces connards allaient se tirer comme ça, sans rien demander. Mais des fois, il m’arrive d’être assez naïve pour espérer que ça pourrait bien se passer. Dans tout ça, je note surtout un truc. La brune me laisse pas tomber. Et franchement, je trouve ça super appréciable. Pour un peu, ça me mettrait presque la larme à l’œil. Et je dis même pas ça en mode ironique et tout hein ! De voir quelqu’un prêt à défendre une inconnue, juste comme ça, sans raison, c’est… ouais, ça me fait vraiment quelque chose en fait.

J’aurais envie de lui sauter au cou pour la remercier de me redonner foi en l’humanité, dans un moment qui, en théorie, devrait justement l’enterrer un peu plus. Et le reste me surprend encore plus. Je bats des cils, alors qu’elle parle de sa communauté, incapable de savoir si c’est du fake ou pas. Si elle est en train de les mener en bateau, franchement, je suis épatée. Et je vois bien que ça fait de l’effet sur ces connards qui commencent à chuchoter entre eux. Ca se trouve, ils sont en train de se persuader qu’ils la connaissent en fait.

Mais y a quand même ces quelques secondes de flottement, où je me demande si le bluff va marcher ou pas. J’ai pas envie de me battre, parce que je sens que mes nerfs sont pas loin de lâcher. Je suis crevée, j’en ai juste marre que des gens comme ça continuent de faire leur loi et qu’il y ait quasi personne pour les remettre à leur place. Sauf cette brune là. Et, quand je vois quand finalement, ils font demi-tour, je sens les larmes me monter aux yeux. J’ai l’impression de trembler des pieds à la tête – c’est ptet pas une impression en fait. Et surtout, j’ai chaud. Beaucoup trop chaud. J’ai la tête qui tourne et je dois prendre de grandes inspirations pour garder un semblant de sang-froid. Ouais, ouais, je suis bien consciente de l’ironie de l’utilisation de ce terme, merci bien !

Je m’appuie un instant contre le conteneur alors qu’elle a fini d’arrêter de filmer. Je saurais même pas dire si elle le faisait vraiment ou pas. « De quoi tu t’excuses ? Tu viens de m’éviter de me faire éclater en règle. Et les connaissant, j’aurais probablement fini dans la benne. » J’essaie de rire, mais ça sonne terriblement faux à mes oreilles, alors que j’ai toujours les yeux brillants. « C’est… ils restent jamais en temps normal. Je sais pas pourquoi ça a changé. Ils ont dû se sentir pousser des couilles, mais ça a pas duré. » Grâce à elle donc.

Sa copine revient, alors que je me décale d’un pas, histoire qu’elles sentent pas trop à quel point je peux être montée en température et j’ai un sourire à l’attention de la copine qui revient. « Vous… vous êtes cool. Merci. Vraiment. » Une inspiration, alors que je souffle, d’une voix tremblante. « Naya. Je m’appelle Naya. C’est là que je vous dis que j’suis enchantée, c’est ça ? » Finalement, j’ai un rire nerveux qui m’échappe et je désigne le bout de la ruelle. « Y a un resto ouvert H24. Ca vous dit que je vous paie un soda pour vous remercier ? Histoire de nous remettre de nos émotions ? » Je suis pas en état de rentrer comme ça de toute façon. Faut que je souffle. Que je me refroidisse aussi. Ouais, ouais, ça sonne bizarre, je sais.

Isalín jauge la benne en grimaçant. Ouais, finir là-dedans, ce n’est pas une super perspective d’avenir. Un petit rire lui échappe néanmoins à l’écoute de la répartie de son aînée. En tout cas, elle n’a pas l’air d’avoir la langue dans sa poche, c’est rigolo. Et l’altercation ne semble pas l’avoir traumatisée outre mesure. Un haussement d’épaules répond au compliment – mais oui, elle se sent cool aussi ! Le coup du téléphone, c’était un bel éclair de génie !

- Salut, Naya !
- Ah, moi je dois rentrer, s’excuse Wendy après l’invitation de la rouquine. La p’tite boira mon soda pour moi, elle l’a mérité !
- Éh oh ! C’toi la p’tite !

Toutes les occasions sont bonnes pour que son amie lui rappelle qu’elle est encore – très – jeune. Ça ne les empêche pas d’échanger une étreinte rapide, avant que la jeune femme ne s’en aille la première. Isalín se retrouve donc seule en compagnie de celle qu’elle a héroïquement secouru. Il se fait tard, sa cousine risque de s’inquiéter de ne pas la voir rentrer de suite, mais… Naya l’intrigue. Une empathie instinctive la pousse à vouloir un peu mieux la connaître ; et puis bon, ses ami(e)s se comptent sur les doigts d’une main ici.

- J’te suis pour l’resto !

Leur duo est amusant d’asymétrie. Crinière de flammes et cheveux de jais. Alors que l’employée du cinéma porte encore son « uniforme », l’Islandaise est en mode casual sportwear avec son ensemble de survet’ rose et ses tennis bariolés. Même après un peu plus de six mois, elle continue de s’étonner du climat étonnamment doux de Shreveport en plein automne. La ville est encore loin d’être déserte, même à cette heure avancée de la nuit.

- T’bosses ici tous les jours alors ? T’es toute seule ? J’veux dire… t’pourra en parler à un manager ou quoi qu’des cons viennent te faire chier pendant qu’tu bosses ?

A moins que ce soit elle la manageuse ? Petit délit de jeunesse là, la jeune femme n’a pas imaginé une seconde que Naya puisse être la patronne, mais… pourquoi pas ? Après tout, rien n’est impossible aux États-Unis. Elle a vu tellement de gens bizarres et de situations cocasses dans ce pays de fous qu’elle a cessé de s’interroger. Le pire, c’est qu’ils aiment bien qualifier les islandais d’illuminés perchés sur une île glacée… ils se sont pas regardés dans un miroir ! Mais bref.

Tout en calant son pas sur celui de la rouquine, elle pianote sur son téléphone pour envoyer un message à Sofia. Tout va bien, elle ne rentrera juste pas à l’air prévue. Heureusement que sa cousine est cool, parce que la dernière fois qu’elle a fait le coup, ça ne s’est pas très bien passé. D’ailleurs, Isalín ne se souvient toujours plus très bien de ce qui s’est passé cette nuit-là, seulement des cauchemars qui ont suivi. La version la plus probable ait que quelqu’un ait mis quelque chose dans son verre à l’Arch… ça fait froid dans le dos.

J’la vois jeter un regard à la benne et j’ai un nouveau haussement d’épaules, sans faire plus de commentaires que ça. Je lui dirais pas que c’est déjà arrivé, il y a quelques années. J’ai pas envie qu’elle me regarde avec pitié. Et puis, y a pas grand-monde au courant. En vérité, à part ces connards et Ren, je crois que personne est au courant. J’ai réussi à camoufler les bleus et les bosses, à nettoyer mes fringues et les parents ont pas tilté. Ou s’ils l’ont fait, ils ont rien dit. C’est pas mal aussi.

L’échange entre les deux filles m’arrache un sourire et je suis Wendy des yeux un instant, m’assurant qu’elle grimpe bien dans un véhicule sans que ces crétins débarquent de nouveau. Mes épaules s’affaissent, alors que j’ai un profond soupir de soulagement. « … quelle soirée sérieux… » Soufflé plus pour moi-même qu’autre chose, avant que je m’arme de mon plus beau sourire avant d’me tourner vers la brune. « Allez, c’est parti ! Oh, attends ! » Je m’assure que les portes sont bien verrouillées avant de l’entrainer avec moi. « C’est juste au coin de la rue. » Histoire qu’elle s’inquiète pas. Je vais pas l’emmener au bout du monde. « Je bosse surtout le weekend. Et un ou deux soirs par semaine selon mes cours. » Au reste, j’ai un bref soupir. « Ils… ils m’emmerdent depuis le lycée. J’ai pas envie de prendre la tête à qui que ce soit là-dessus. Et vu le patron, j’me dis qu’il serait du genre à me virer pour s’assurer qu’il y aura pas d’autres problèmes. » Au lieu de tenter de les raisonner. Ca reste des fils à papa qui peuvent avoir de l’influence. J’sais pas à quel point et franchement, j’ai pas envie d’le savoir. Et j’me demande à quel point ce serait pire s’ils savaient ce que je suis vraiment.

Il nous faut quelques minutes à peine pour arriver jusqu’au resto et je souffle, d’un ton plus léger, comme si rien de tout ça me touchait vraiment. « Alors, t’as aimé le film ? Je trouve ça cool ce genre de soirées, quand ils repassent des vieux films. Ca permet de se refaire une culture ciné. » Ca peut paraitre un peu bateau mais en vrai, quand j’bosse pas, j’essaie de venir pour les regarder. Des fois, j’arrive à embarquer Ren, mais bien souvent, j’me fais ces séances toute seule. C’est plutôt sympa en vrai, ça détend et ça m’fait oublier tout ce qui m’parasite la tête depuis des semaines.

Porte du resto poussée, j’repère une table vide avec des banquettes et je m’glisse, agitant la main pour saluer la serveuse. « J’viens assez souvent ici pour qu’on me reconnaisse. » Surtout avec ma crinière rousse, j’sais que je passe pas trop inaperçue. « Alors gamine, les pancakes habituels ? » J’ai qu’un temps d’hésitation avant de hocher la tête. « Tu veux goûter aussi ? C’est notre spécialité. » Soufflé en direction de la brune, alors qu’elle attend qu’on prenne notre commande. Et elle s’éloigne, alors que j’me focalise de nouveau sur Isalin. « Bon, raconte-moi. T’es vraiment une star ? » Et surtout, une star de quoi. Mon regard s’est fait pétillant de malice, alors que l’ombre de ce qui s’est passé commence enfin à se dissiper. Faut dire qu’il y a quelque chose qui se dégage d’elle qui inspire confiance, qui m’fait me sentir bien. Comme si, inconsciemment, j’me sentais en sécurité. « Laisse-moi deviner… t’es mannequin ? Actrice ? » Vu sa bouille, ce serait pas déconnant non ? « Tu fais du rap ?» Là, forcément, mon regard est vraiment amusé. Mais après tout, pourquoi pas ?

- Chiant ça…

Le tableau n’est pas super encourageant. C’est moche de se dire que c’est elle qui se fait bully et que, au choix, son boss préfèrerait la renvoyer pour éviter les problèmes. Cette réalité résonne particulièrement dans les entrailles d’Isalín, qui se sent prise d’un élan d’affection naturelle pour la rouquine. Ça la laisse pensive ; des tas de questionnements existentiels sur la société, la ville, la méchanceté humaine. Heureusement, elles arrivent à destination assez vite pour que l’Islandaise n’ait pas le temps de sombrer dans une morosité indécrottable. Elle raccroche un sourire à son visage et suit son aînée à l’intérieur de l’établissement.

- C’était cool ouais ! C’toujours, genre… j’suis pas très vieux films et tout – voire pas très ciné en général – mais Tim Burton, c’est sympa.

En vérité, elle a du mal à juger le film tant qu’elle a été dérangée par les « amis » de Naya, mais… elle l’aurait probablement beaucoup apprécié dans des circonstances normales. Qu’importe. Wendy serait d’accord avec le fait que repasser les œuvres d’antan est une excellente idée. A peine sont-elles assises qu’une serveuse les alpague pour prendre leurs commandes. Isalín n’a pas encore réfléchi à ce qu’elle voulait – genre pas du tout – alors elle la dévisage avec un air de poisson hors de l’eau.

- Euh… bah… ouais, j’prends la même chose !

Si c’est la spécialité… pourquoi se priver ! Une main se pose machinalement sur son ventre pourtant bien – trop – rempli de popcorns. Ce n’est clairement pas raisonnable, d’un point de vue diététique, de s’envoyer des pancakes en plus du reste. Mais son entraineur n’étant plus là pour contrôler son régime alimentaire, ce ne sera ni le premier, ni le dernier écart. La question soudaine de Naya la fait pouffer de surprise.

- Une « quoi » ?!

Une « star », elle ? Présenté comme ça, c’est parfaitement impensable. Les suppositions s’enchainent toutefois et son hilarité irradie ses joues d’un rouge écarlate. Actrice, mannequin, rappeuse… trois options à mille lieux de la réalité. L’Islandais secoue la tête, coupant court au malentendu.

- Nan, j’suis patineuse. Enfin, j’étais… c’compliqué. Mais j’étais plutôt bien placé dans les compétitions internationales et mon coach m’disait qu’pour plaire aux sponsors, c’était un plus d’être active sur les réseaux sociaux, alors…, elle hausse les épaules, s’efforçant de paraître détachée. J’ai un peu laissé ma commu d’puis quelques mois, c’pas si impressionnant qu’ça en vrai…, elle s’adosse à la banquette, chassant la mélancolie de ses prunelles de jade par le rayonnement d’une risette malicieuse, tu m’verrais bien mannequin alors ? J’devrais penser à ça pour m’faire des thunes…

Isalín appuie une œillade complice pour son interlocutrice puis lève les yeux au ciel. Non clairement, ce serait pas son truc en vérité. Pourtant, que ce soit pour filer sur la glace ou pour prendre des poses devant un photographe, la matière est la même : son corps est l'outil de travail. Elle a juste un mauvais a priori avec le côté voyeurisme de la photo, à tort ou à raison.

- Et toi, t’es genre… à la fac, c’est ça ? Quels cours tu prends ?

Une grimace en réponse à la brune. « Tu crois pas si bien dire… mais on s’y fait. Et dès que j’en ai l’occasion, je le mène la vie dure, t’en fais pas. » Bon, je fais pas ça si souvent. J’ai promis aux parents d’éviter les emmerdes et me venger avec les moyens que j’ai à disposition contreviendrait un brin à cette promesse. C’est dur d’être une fille à papa hein… Au moins, je sais que je peux compter sur eux, même s’ils savent pas la moitié de ce qui peut m’arriver. Et c’est pas plus mal.

Sans trop savoir pourquoi, sourire à Isalín est encore plus facile que je l’aurais cru. Y a un truc vraiment cool qui émane d’elle, que je saurais pas définir. Mais, même si j’ai failli finir dans une benne, je suis vraiment heureuse d’être tombée sur elle. Ou qu’elle soit tombée sur moi. Hum. Bref. « Tim Burton ? C’est HYPER cool. Bon, certains de ses films ont pas super bien vieilli, mais il arrive à te créer une ambiance de dingue à chaque fois. T’as vu lesquels de ses films ? » Ptet qu’il y a toute une culture à parfaire là. Je sais que je rends Zoey complètement dingue avec mes films. Surtout quand je me lance dans un de mes marathons Stars Wars.

Un large sourire à la serveuse qui m’a reconnu aussi sec et j’ai déjà l’estomac qui gargouille par avance. Faut dire que j’ai pas eu le temps de manger de la soirée et que là, il est genre super tard. Même pas pu chiper des nachos au cheddar quoi. Trop l’arnaque. « Ouais, une star ! C’est ça quand on a un paquet de followers et tout non ? » Je veux dire, ça elle l’aurait pas inventé quand même. J’imagine. Encore que, vu sa tête, ça peut être le cas. Je serais carrément sur le cul si au final, elle a tout pipeauté.

Finalement, elle m’explique qu’elle était patineuse. Je laisse échapper un sifflement admiratif. « Des compétitions internationales ? Rien que ça ? Et tu faisais ça depuis longtemps ? Pourquoi t’as arrêté ? » J’ai un temps, fronçant les sourcils. « Ah, c’est ptet la question qui fâche ça non ? » Genre un accident, un truc bien relou qui a brisé sa carrière, ce serait moche de le souligner direct. Dans le genre cassage d’ambiance, ça se pose là. « Tsais, si t’as plus de 100 personnes qui te suivent, t’es déjà plus célèbres que ces connards. » J’ai un sourire malicieux avant de me faire un brin plus sérieuse et de hocher la tête. « Carrément ouais. » Un temps d’arrêt alors que la serveuse pose deux énormes assiettes de pancakes avec du bacon et j’attrape le sirop d’érable, le regard brillant. « Franchement ? Pour bosser régulièrement avec des apprenties mannequins, t’es carrément plus jolie qu’elles. T’as une super posture, mais ça doit être rapport au patinage ça. T’as des yeux magnifiques qui en feraient bégayer plus d’un. » Je suis super pragmatique dans ma description, sans même me rendre compte que ma façon de faire peut prêter à confusion. Mais je la trouve super jolie, je vois pas pourquoi je m’en cacherais non ? Je veux dire, c’est pas un problème. Je crois.

Un hochement de tête en réponse à sa question. « Ouais. Je suis en arts numériques. Je suis photographe de base. Enfin, j’essaie. » Une vague grimace, alors que je grignote un morceau de bacon. « Du coup, c’est comme ça que je me retrouve à photographier les défilés de mes camarades de promo. Autant te dire que c’est… hum, je cherche le bon mot pour pas dire que les filles qui défilent sont la plupart du temps des drama queens parce qu’elles s’imaginent avec un double menton sur la photo que j’ai prise, mais j’ai rien qui me vient. Je préfère prendre les écureuils en photo, ils sont moins chiants. » Mais y a une ambiance toute particulière dans les pseudo défilés qu’ils organisent donc je suis vraiment fan, sans arriver à savoir vraiment pourquoi. Entre les lumières, les vêtements qui chatoient et la musique, c’est un autre monde, qui a rien à voir avec mon quotidien d’apprentie magie. Ptet pour ça que j’aime bien. « Et du coup, depuis que t’as arrêté le patinage, tu fais quoi ? » Là encore, une question qui fâche ? J’espère que non.

Depuis combien de temps elle fait ça ?

- C’était toute ma vie, répond-elle d’une voix teintée de mélancolie.

Une boule se forme dans sa gorge et l’empêche de déglutir. La priver de patinage, c’est comme l’avoir amputée d’un membre. Naya semble se rendre compte du malaise et tente, avec plus ou moins de succès, de changer la direction du sujet. Un sourire mi-figue mi-raisin plisse les lèvres d’Isalín quand son aînée compare sa « popularité » à celles de ses oppresseurs du lycée. Mais lorsqu’on en arrive aux compliments sur son physique, elle ne sait carrément plus où se mettre.

- Oh, euh… merci…

Ses joues constellées de brun virent à l’écarlate et sa tête rendre dans ses épaules. L’Islandaise n’a que trop peu souvent été confrontée en direct à ce genre de commentaires : dans son milieu très féminin, et surtout dans un bain de concurrence sportive, on lui renvoyait plutôt des remarques sur la souplesse de ses jambes, la carrure de ses épaules, le port de son cou… heureusement que la chute sur les écureuils la fait rire. C’est une porte de sortie facile !

- C’est cool en vrai ! Moi j’sais à peine prendre ma bouffe en photo ! Des fois j’essayais, pour mon insta et tout… la mode tout ça. C’tait con en vrai. J’passais 15 minutes avant d’sortir un cliché d’porridge qui valait l’coup d’œil. … tu m’diras, c’était p’t’être la faute du porridge, ajoute-t-elle en faisant mine d’examiner le bout de lard planté dans sa fourchette.

Le plat est VACHEMENT bon, rien à redire. Elle n’avait pas vraiment faim – voire pas du tout –, c’est un flagrant délit de la gourmandise qui la fera probablement culpabiliser pour le restant de la semaine, mais ça fait du bien. Naya poursuit la conversation sans s’attarder sur les raisons qui l’ont poussée à couper court à son rêve. Isalín lui en est très reconnaissante et se détend un peu.

- Ahum… j’essaie d’me trouver d’autres trucs à faire dans la vie… j’fais d’la danse, j’bosse pour payer mon loyer, j’vais souvent au ring de George’s pond mais… c’pas pareil. Sans challenge, j’peux plus vraiment progresser…, nouvelle bouchée, qui marque une pause dans son récit. J’suis censée suivre des cours par correspondance, j’ai des exams à la fin d’l’année, mais… j’crois qu’c’est mort là, j’me suis déjà fait une raison…

D’après l’organisme qui lui transmet les cours, elle peut encore avoir une chance en cravachant sur le second semestre et en rédigeant une lettre de motivation en béton. Les universités peuvent comprendre les difficultés qui ont impacté son parcours et avec quelques heures consacrées à de l’intérêt général, ainsi que d’une bonne façon de se vendre, rien n’est totalement perdu. Aura-t-elle le courage de mettre les bouchées doubles ? C’est un autre sujet.

- Ma pote Wendy, essaie d’me faire rattraper mon retard sur les classiques aussi… j’avais juste vu Alice au Pays des Merveilles d’Tim Burton et euh… le truc où ils chantent là… t’les as tous vus toi ? Vu son enthousiasme en évoquant son nom, c’est possible. Tu m’conseilles lequel pour ma prochaine séance ?

« Oh… » Soufflé à mi-voix, alors que c’est impossible de pas remarquer à quel point ça l’a chamboulée tout ça. J’aimerais trouver les bons mots pour que ça aille mieux, mais j’ai jamais été super douée. Sans compter que ouais, depuis le temps, j’ai appris que les mots, ça marche pas toujours. Des fois, le silence, c’est plus efficace ou, en tout cas, ça risque moins de faire des dégâts. Surtout que je la connais depuis quoi ? Cinq minutes ? J’exagère à peine pour une fois. Comme quoi, tout peut arriver.

En tout cas, je me prive pas de lui dire que je la trouve mignonne. Ca sort spontanément, sans que j’ai vraiment le temps de réfléchir à si ça pourrait être mal interprété ou pas. Ouais, ouais, un jour, je réfléchirais avant de parler, promis. Bon, ce sera pas pour cette fois par contre, mais elle a pas l’air de mal le prendre, c’est plutôt une bonne chose non ? « Bah de rien  C’est sincère. Je prendrais pas le temps de te dire tout ça si je le pensais pas. Je déteste perdre mon temps. Ou les hypocrites qui te balancent un paquet de trucs sympas pour faire gngngn dans ton dos et parler de tes cheveux roux de sorcière. Humpf. » Rancunière moi ? Un peu. Mais alors juste un peu. Je leur en foutrais des cheveux de sorcière. Bande de crétins arriérés qui mériteraient de finir la tête dans le purin.

Ouais, je suis trop violente comme fille, je sais.

J’en étais où ? Ah ouais, manquerait plus que je perde le fil de la discussion, ce serait quand même particulièrement moche. J’ai un éclat de rire quand elle parle de son porridge, avant de souffler, un brin plus sérieuse, sans même m’en rendre compte. « En fait, ce qui est important, c’est l’émotion que tu veux transmettre dans ta photo. Ouais, un joli cliché de bonne bouffe, c’est cool, mais perso, j’ai envie que les gens ressentent ce que j’ai pu ressentir devant une image. Je sais que mes photos préférées, c’est celles prises sur le fait. Sans préparation ni rien. Tu vois ce que je veux dire ? » Probablement que non et que je m’emballe comme à chaque fois que je parle de photo. J’essaie de me canaliser et tout hein, mais avec la magie, ma magie, c’est vraiment le truc qui me fait vibrer. Un jour, j’aimerais pouvoir prendre les CESS en photo pendant qu’ils utilisent leurs pouvoirs. Je suis sure que ça serait super beau à voir. Mais les gens ont trop peur de ce que ça peut donner et personne osera jamais se proposer. Pas avant longtemps en tout cas.

Je réprime un soupir à cette pensée, non sans piquer allègrement ma fourchette dans mon plat. J’ai TROP la dalle, un truc de dingues. Je papillonne des cils quand elle me dit comment elle occupe ses journées. « Wow, tu fais un paquet de trucs. Tu fais quoi comme boulot ? Et euh… » Je me penche vers elle, la mine complice. « Tu sais que j’ai JAMAIS essayé de faire du patin. A roulettes, à glace ou euh… y a autre chose ? Nan, je pense pas. Trop peur de me vautrer en fait. » Probablement que je finirais éclatée sur la glace ou le bitume. Enfin, c’était la petite anecdote du moment. J’ajoute, avec un large sourire. « Des exams de quoi ? Et c’est grave si tu perds une année ? Je veux dire, c’est important d’étudier et tout, mais t’as le temps. » Enfin, possible que je m’entraine aussi au cas où je plante mon année et que je doive me justifier auprès des parents ça.

« Wendy a bien raison. C’est essentiel de connaitre ses classiques. Pour Tim Burton… » Je me tapote le nez, songeuse. « Officiellement, je te dirais Edward aux mains d’argent. Mais mon petit péché mignon, ça reste Mars Attacks. Quand je suis déprimée, ce film me fait beaucoup rire. » Bizarre ? Moi ? Mais non, il est vraiment trop marrant ce film. « Je crois qu’ils passent Big Fish la semaine prochaine. Tu devrais le voir, je l’ai adoré aussi. » Ouais, comme tous les Tim Burton, je sais, je sais.  

Naya lui promet être sincère. L’Islandaise n’ajoute rien mais sourit encore, repartant à l’attaque de son plat. De temps à autre, elle jette des regards aux alentours pour s’assurer que le gang d’emmerdeurs ne revienne pas à la chasse. Ce n’est pas le cas. Le diner est quasi désert à cet heure tardive, mais quelques autres jeunes gens amateurs de calories nocturnes squattent une banquette à l’autre bout de l’établissement.

- Ouais… j’vois en fait !

Elle-même a toujours aimé ceux qui parvenaient à prendre des photos d’elle sur la glace quand elle ne s’y attendait pas. Ils immortalisaient de l’action brute, pure, sans sourire forcé pour les jurés, sans maquillage appuyé pour compléter le tableau. Isalín préférait de loin les clichés pris à l’entraînement, sans fioriture, au naturel. Sans le savoir, elle réprime le même soupir que son aînée, qui repart de plus belle.

- J’travaille dans une ‘tite boutique, répond-elle sans détailler le caractère ésotérique de la chose. Et si t’as envie d’braver tes peurs un jour, tu m’dis !

Même si Naya prétend craindre de se faire mal, elle a aussi bien l’air de la tête brûlée capable de défier ses frayeurs à mains nues dans la boue ! Mais elles n’ont pas le loisir d’approfondir cette question de patinage récréatif, car le sujet de son cursus scolaire fait grimacer l’Islandaise.

- Bah… j’suis descolarisée d’puis quasi toujours, mais j’en suis à l’équivalent d’votre senior year là… du coup j’dois passer les mêmes exams pour avoir mon diplôme, t’vois ? Les facs, tout ça…

Dans un monde qui semble aujourd’hui terriblement lointain, elle avait envisagé des cursus compatibles avec son aventure sportive. Des voies qui ne lui boufferaient pas toute son existence, car l’entraînement aurait été la pierre angulaire de sa jeune vie. Oh elle aurait tiré un trait sur les soirées étudiantes, les flirts et les distractions trop chronophages, mais c’était son plan. Il aurait carrément valu le coup. Aujourd’hui, c’est comme si l’ISU avait effacé le contenu de son cerveau en plus de la radier des compétitrices professionnelles ; elle n’arrive plis à se fixer une idée, ni même à se concentrer sur ses cours ou à s'imaginer un avenir…

- Me demande pas, j’sais pas où j’veux aller ! Mais… clairement pas en licence de ciné, vu mes manquements, s’amuse-t-elle.

Autant le prendre à la dérision, n’est-ce pas ? Dans un coin de sa tête, elle a néanmoins noté Big Fish et Mars Attack. Elle connaissait au moins les noms de ceux-là, c’est pas mal ! Un ange passant, Isalín profite de la fin de son assiette. Ensuite, elle sort de sa poche son téléphone portable – Sofia lui a répondu d’ailleurs, elle lui dit de faire attention. Classique.

- Tu, euh… j’peux avoir ton snap ou ton tiktok ou… j’sais pas, j’l’truc que t’utilises l’plus. Même genre juste un whatsap, si jamais… t’veux bien qu’on s’revoit.

C’est pas sûr, car Naya a l’air plus vieille et ça ne lui dit peut-être pas grand-chose de trainer avec une lycéenne. Mais qui ne tente rien n’a rien, n’est-ce pas ? Ce serait trop bête de manquer l’occasion quand elles ont déjà l’air d’avoir des atomes crochus.

Je parle trop. Comme d’hab. Enfin non, pas tout à fait comme d’hab, vu que c’est pas souvent que je me retrouve devant une… copine ? Ouais, c’est une copine en devenir ça non ? Bref, je disais quoi ? Ah ouais, si j’ai pas souvent l’occasion de blablater, quand je peux, je m’en donne à cœur joie. Ca rend Ren complètement dingue la plupart du temps. Heureusement que Zoey est là pour compenser de temps à autre, histoire qu’il prenne pas tout en pleine face. Mais du coup ouais, parler avec Isalin, c’est super facile – ptet un peu trop pour elle. Je devrais m’arrêter ? Mouais, bon, c’est un peu tard pour ça au final. Au pire, elle pourra s’échapper et rentrer chez elle sans se retourner.

… je sais, je suis déprimante quand je m’y mets. Ou mélodramatique, je sais pas trop en vrai. J’peux encore jouer à l’ado émo ou j’suis trop vieille pour ça ? J’me rends pas compte. Du coup, je me contente de hocher la tête avec un large sourire quand elle me dit qu’elle voit ce dont je parle. J’suis pas sure que ce soit totalement le cas, mais elle a l’air assez honnête pour que je puisse la croire sans réfléchir.

Regard intéressé quand elle parle d’une petite boutique, je fronce le nez, songeuse. « J’devrais ptet changer de carrière. Histoire d’arrêter de me faire emmerder à pas d’heure. » Maaaais y a les séances gratos. Et le pop-corn. En vrai, c’est pas si mal. Et je soupçonne le patron d’avoir un crush sur moi et me payer plus d’heures que ce que j’fais. Je vais pas m’en plaindre, tant que ça implique rien pour moi. J’laisse ça de côté et mon regard se fait pétillant quand elle continue. « J’adore braver mes peurs ! C’est la base ça non ? J’veux dire… comment tu peux progresser dans la vie si tu fais pas des trucs qui te font flipper ? » C’est ptet un peu naïf de penser comme ça, mais j’ai tendance à toujours vouloir essayer un paquet de trucs sans trop réfléchir à ce que ça pourrait impliquer.

Un nouveau pancake englouti, la pile diminue dangereusement alors qu’elle me parle de ses cours. « Ah ouais. Bon, en vrai, t’as rien perdu à pas être scolarisée. Et puis, tu rencontres quand même des gens ! Mais ouais la fac c’est… » J’roule des yeux, avant de choper à la dernière seconde mon morceau avant que le sirop d’érable dégouline et en foute de partout. « J’veux dire… comment on peut savoir à 18 ou 20 ans ce qu’on va faire de notre vie ? C’est débile. » La fac, c’est surtout pour plaire à mes parents, mais au moins, ça m’évite de trop m’interroger sur ce que je ferais après. Quelques années de gagnées, au fond, ça me va plutôt bien.

Après que je déblatère encore une fois sur les films, je bats des cils à sa question, sans trop savoir quoi répondre. « Oh euh… » Et je finis par tousser un rire, avant de hocher la tête. « En vrai, j’me suis demandé si j’allais pas tellement te saouler que t’aurais pas juste profité de la première occasion pour t’enfuir. » Soufflé d’un ton plus timide que je le voudrais, avant que je finisse par lui filer tout ce qu’elle demande. « Tiens. Mon numéro. Les pseudos pour snap et compagnie. Et euh… tu me contactes quand tu veux. Ca m’ferait plaisir. » J’ai l’air ridicule là ou pas ? J’me rends pas compte. Ouais, engloutir ce qui me reste de pancake, c’est le meilleur plan du monde ça.