Twist & Shout • Medea

Il n’y a pas besoin d’avoir un doctorat en psychologie pour comprendre que Medea n’est pas dans son élément. Elle a volontairement forcé le trait, appuyant sur les caractéristiques d’une touriste un peu trop riche et qui ne dépense pas son argent à bon escient. Un peu ridicule, mais surtout, désarmante. Elle obtient son renseignement, elle disparait et ne revient plus jamais de ce côté- là de la Louisiane, ne laissant derrière elle que le vague souvenir d’une nana un peu paumée. Rien de plus.

Un sourire, un peu à ses dépends, mais dont elle ne s’ombrage pas. Offrant à la clique des spectateurs un regard sans dureté. Acceptant que son frère ait pu se comporter comme un parfait idiot. L’homme qui est le porte parole se campe sur le parking, comme s’enracinant sur le sol de terre tassée de trop de passage. Medea ajuste consciencieusement la lanière de son sac sur son épaule, attendant le verdict. Pas de tour… -J’ai dû mal comprendre les explications -reconnaît- elle en balayant du regard le lieu désolé. Avisant avec un temps de retard les rangées de boîtes aux lettres, cabossées par les intempéries et les jets de gravillons, qui se tiennent de guingois sur l’un des côtés de la route. Probablement le plus simple pour la Poste, plutôt que de devoir s’enfoncer dans les embranchements compliqués et mouvants. Et la raison pour laquelle elle s’est trompée.

Parce qu’un mensonge est toujours plus crédible lorsqu’il s’appuie sur une part de vérité vérifiable, l’italienne sort de sa poche le prospectus un peu froissé et un peu jauni sur lequel elle a trouvé les informations concernant Donald une semaine plus tôt. Annonçant en termes fleuris que ce dernier était un guide connu pour ses excursions loin des circuits classiques et promettant un aperçu de la Faune sans artifices. C’était surtout le seul à avoir accepté de la conduire au coeur du Bayou Carouge, essuyant des refus de la part d’autres guides à l’allure plus respectable.- Je crois que c’est une femme qui a confirmé le rendez vous pour mon frère hier. Je n’étais pas avec lui, je ne connais pas les détails exacts. Quand au portefeuille, -pour la première fois, elle permet à l’acier de poindre dans son ton.- j’ai bien l’intention que cette erreur -accentuation délibérée - soit réparée.

ll se propose. Précisant que la voiture est inutile. Les prunelles charbons filent vers les embarcations qui se soulèvent et chantent doucement contre l'embarcadère sous l’action des brises paresseuses. -Vous feriez cela? -Première émotion sincère, la surprise. La proposition la prend au dépourvu. -Cela ne serait pas trop de dérangement pour vous? Je vous dédommagerai pour votre temps, bien sur. - son regard revient sur lui. Elle ne le connaît pas, cependant, est ce que l’inverse est vraie? Elle n’a pas l’arrogance de croire qu’elle commence à être une figure incontournable de la Nrd mais elle s’est attirée des inimitiés puissantes. En tendant la main vers lui, elle s’arrange pour que quelques fins maillons d’argent s’attardent. Non. Elle n’a plus confiance et sa paranoïa aussi épuisante soit elle ne peut être complètement ignorée. Attentive à tout signe de reconnaissance, elle poursuit, un sourire de sucre à la bouche. -Medea Comucci. J’accepte votre aide avec plaisir, Monsieur?

Medea n’a pas l’impression de perdre son temps. Peut être que ce n’est pas le meilleur usage de ses heures oisives, elle en a si peu, entre ses missions pour la Nrd et celles qu’elle continue d’effectuer pour le FBI. Possiblement que poursuivre une querelle futile en ce dimanche ensoleillé est un gâchis cruel quand elle pourrait profiter de ce soleil hivernal d’une toute autre manière. Pour l’italienne, c’est absolument satisfaisant de démolir très directement le connard qui l’a abandonné sur une bande de terre dont il connaissait parfaitement la dangerosité. Avec son sac en prime. C’est la présence inattendue d’Inna qui lui a évité de finir comme une nouvelle victime du Bayou Carrouge. Qu’elle prenne le risque de se faire accompagner par une personne inconnue qui pourrait être un acolyte direct ne la dérange pas plus que cela. Que son guide se range du côté de Connard 1er est une possibilité qu’elle se sent prête à affronter.

Pour le moment, elle ne ressent pas de vague hostile de la part de l’homme qui se tient devant elle. Il ne dégage pas les saveurs d’un arnaqueur, ne dissimule pas qu’une compensation monétaire serait la bienvenue. Le regard sombre de l’italienne s’attarde quelques secondes dans les vagues bleu argentées. Il ne s’agit pas de confiance mais de compréhension. Une transaction franche. Presque franche. Il accepte de la conduire jusqu'à l'individu peu recommandable qu’elle cherche et de la ramener.

Une main tendue qu’elle serre comme on scelle un contrat. Les callus de ses doigts et de sa paume trahissent un homme travailleur, manuel. Des mains usées par l'extérieur. Les ongles sont propres. Poignée de main qu’elle relâche après une pression franche mais sans ostentation. Les doigts fuselés de la profiler sont dépourvus de marques des violences, épiderme à la douceur satinée qui a été protégé des traumatismes. Du moins, ses mains. Le reste de son corps est loin d’être aussi virginal. -Eoghan ira très bien, Medea aussi, d’ailleurs.

Ce n’est pas un problème qu’il utilise son prénom, pressentant que des conventions sociales trop poussées seraient un fardeau dans leurs échanges. Dans sa vision périphérique, elle capte les salues de leurs observateurs et se détourne quelques secondes d’Eoghan pour leur adresser un sourire éphémère avant d’emboiter le pas à son hôte pour quelques heures. La question qu’il lui adresse, cette préoccupation dont il n’avait pas vraiment besoin de faire preuve la touche et sa sévérité s’adoucit, éclairant les traits de son visage -Non, je n’ai pas peur, ne vous inquiétez pas pour moi. -Aucune arrogance déplacée. Elle n'a pas peur d'une pièce de bois et de metal flottant sur l'eau. Pas plus que de suivre un homme dont elle ne sait rien. A vrai dire, elle ne sait pas vraiment ce qui lui fait réellement peur. Déjà sa réserve reprend le dessus, nuage qui retrouve sa place naturelle devant le soleil. La serpentine étreint la main offerte à nouveau et l’use comme nouveau point d’ancrage quand il l’invite à embarquer. Le canot tangue sous le mouvement, sans que cela ne la déséquilibre outre mesure. -Merci. -Rouvre les doigts, liberté rendue alors qu’elle s’assoie sur l’un des bancs qui longe le flanc de l’embarcation, plaçant ses affaires entre ses pieds, rien qui craint l’eau, de toute manière. Il s’installe non loin devant elle, lançant le moteur. Ronronnement en sourdine permettant de continuer à faire connaissance. Medea croise les jambes au niveau des chevilles, à l’aise, paupières à demi-closes et l’ombre de la capeline dissimulant le haut de son visage, une main prête à la rattraper si le vent devait s’en emparer. Les fronces du holster ventral mordent légèrement sa ceinture ventrale sans qu’elle ne s’attarde dessus, habituée à cette sensation.

C’est étrange. Lorsqu’elle contemple le profil de son guide, selon la manière dont le soleil joue sur son visage, elle a presque l’impression de le reconnaître. D’avoir déjà croisé cet homme. Dès qu’elle fixe son attention plus délibérément, l’impression s’évanouit farouchement. Il lui est inconnu. Un déjà-vu flottant et éphémère. Insaisissable.

Dans le silence du moteur et des fines vaguelettes de l’eau frappant la coque, elle ne ressent pas le besoin immédiat de converser. Ce n’est qu’après quelques minutes confortables qu’elle reprend la parole, observant la manière dont il sinue dans les bras liquides, retrouvant son chemin par des marqueurs qui lui sont invisibles. -Dites moi, Eoghan, si je me fie à votre accent traînant, vous êtes natif de la Louisiane? Vous paraissez bien connaître les bayous? Je m'intéresse beaucoup à toutes les légendes, les mythes et le folklore local. -Parce qu’au final… Elle n’a pas eu ses réponses sur les disparitions qui s’éparpillent autour du Bayou Carouge. Tout comme Medea est sincèrement intéressée par les histoires qui se murmurent au coin du feu.
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Elle se sent bien et c’est la surprise de ce dimanche. Medea s’attendait à rester sur ses gardes et découvre qu’elle n’a pas besoin. L’homme en face d’elle respire la nonchalance. Pas l’indolence. Il est attentif à ce canal qui se fait plus étroit à chaque empan d’eau que la coque avale. A elle, aussi, elle peut le sentir. Sans que cela ne soit trop, sans que ces regards discrets n’engluent sa peau de pensées insalubres. Déjà, il se concentre sur sa navigation. Il la met à l’aise et l’arc de ses épaules, l’acier de sa colonne se détendent à mesure qu’ils abandonnent le ponton branlant derrière eux. L’italienne a un rapport contradictoire avec la nature. Pour le moment, elle apprécie cette solitude verdoyante aux pépiements moqueurs des oiseaux qu’elle ne voit pas dans l'enchevêtrement étroit des branches. D’un geste délié du poignet, elle hote le couvre-chef lie de vin qu’elle coince sous le plat d’une paume, elle le remettra quand ils s’approcheront de sa proie.

Bien sûr qu’elle grave dans sa mémoire le labyrinthe de cet homme qu’elle ne connaît pas. Medea ne pense pas qu’elle croisera sa route une nouvelle fois mais veut être certaine de pouvoir l’identifier si jamais le hasard en décide autrement. Cet accent traînant, languide des natifs de la Louisiane qui donne l’impression que leurs neurones sont aussi lents que leur phrasé ne lui est pas désagréable à l’oreille. Ce n’est pas celui de l’aristocratie sudiste mais celui des voyelles qui s’étirent sous la langue.

Elle ne fait pas l’originalité en le questionnant sur les légendes locales, ce qui est parfait, elle ne marquera pas ses souvenirs. Enfin… pour le moment. Il risque d'être témoin de ses retrouvailles chaleureuses avec son si aimable guide. -J’arrive de Chicago. Je ne suis en Louisiane que depuis quelques mois. -Ce n’est pas un mensonge, ce n’est pas la vérité complete. L’Essence de la profiler. Elle n’est plus vraiment New-Yorkaise, certainement pas Californienne. Chicago lui a convenu. -Ho, justement, je m’en suis lassée de ces groupes de touristes! ce sont toujours les mêmes histoires, les mêmes légendes. C’est ennuyeux! Et les contes classiques sont trop dilués. Je m'intéresse aux folklores moins main -stream -termine t-elle avec un sourire accroché aux lèvres, ayant parfaitement conscience que le simple fait d'énoncer ces quelques mots la place dans cette catégorie même. La brune pioche dans son sac son paquet de cigarette et le pousse vers lui après en avoir attrapé une pour elle. Le temps que son zippo s’enflamme, une bouffée de tabac et elle reprend. -A Chicago, il existe une île au large du lac Michigan qui n’existe sur aucune carte bien qu’elle soit traversée par plusieurs ley lines. -une pause. Est ce qu’elle doit expliquer ce que sont les ley lines? Peut-être pas. -Quand on met le pied sur cette île, il y a un très fort sentiment de présence, d’une intelligence omnisciente. Pas forcément malveillante, mais dont la bienveillance est.. -un léger claquement de langue au palais- conditionnelle. On raconte que certains touristes ne sont jamais revenus de telles explorations. -En parlant, elle s’est légèrement penchée vers l’avant, le visage animée par le sujet. - Certains récits font état d’une incarnation sous la forme d’une toute jeune femme, presque encore une adolescente. Vous avez ce genre de choses dans le Bayou? Des ondines, des esprits de l’eau?

Évidemment qu’elle n’a pas oublié l’étrange Inna. Pas plus que les morts qui entourent et découragent de s’aventurer dans le Bayou Carouge. Si elle a l’occasion d’en apprendre plus sur ce sujet, ce n’est pas une opportunité qu’elle va gâcher. Si ses contes n’ont pas de rapports, ce ne sera pas non plus une perte de temps, ce seront d’autres récits qu’elle pourra ajouter à sa collection mentale.

Les questions qu’Eoghan lui pose en retour ne dérange pas la profiler. Elle ne ressent pas de curiosité trop poussée à son égard. Simplement l’envie superficielle d’en connaitre un peu plus sur une inconnue qu’il croise au hasard. Le gout de la nicotine sur la langue, l’odeur du Bayou dans les narines et les rayons du soleil entravé par la végéation sur son visage, un camaïeu d’ombres et de lumères. Medea apprécie ce dimanche non conventionnel qui la sort de ses dossiers. Elle souffle un ruban de fumée grise. -Je ne sais pas exactement, je suis fonctionnaire et je déménage au gré des mutations et de mes affectations. Probablement quatre ou cinq minimum, et ensuite je verrais selon l’évolution de mes missions. -Rester en Louisiane? Planter des racines plus profondes dans cet état complexe qu’elle connait encore si mal? -Pourquoi pas oui. Je suis pas contre. Et vous? Qu’est ce que vous faites, à part servir de canotier à des touristes égarées hors des circuits classiques?

La conversation dérive comme elle le souhaite, l’oriente vers les mythes et les légendes locale, sans s’offenser de la cigarette refusée. Elle se redresse sur le banc de bois aussi dur que patiné par les années. Se penche légèrement vers l’homme dont le regard attentif est porté vers l’avant de l’embarcation, choisissant les voies de navigation sans une once d’hésitation, attestant de ses connaissances du Bayou. Examinant son profil séduisant, la brune n’exclue pas qu’il puisse vouloir, à son tour, la conduire au plus profond de ce biome si facilement hostile, à des fins peu recommandables. C’est une perspective qui ne l’inquiète pas vraiment. Un construc de son esprit à la méfiance si ancrée qu’elle ne peut s’en départir tout à fait. Et elle est armée et bien plus préparée que la semaine dernière.

En pure produit des états du Nord, la mention des esclaves qui ont été si nombreux à souffrir de l'esclavage dans des conditions inhumaines dessine au fond de ses prunelles une expression de rejet qui ne marque pas son visage. Elle n'a pas l'hypocrisie de prétendre que ce trafic d'être humains n'a touché que le Sud. De manière indirecte, le Nord a aussi profité de ces pratiques. Elle soutient calmement les prunelles océannes qui jaugent sa réaction. -Je n'ai pas encore pris le temps de visiter l'une de ces plantations historiques. J'imagine que leur atmosphère doit être particulière.

Elle ne remet pas une seconde en doute son affirmation de présences moins amicales que celles de la faune locale. Medea a ressenti cette pression, ce sentiment de ne pas être la bienvenue, cette impression d'être au centre d'une Attention qui n'attendait qu'un faux pas de sa part pour la noyer dans ses eaux saumâtre. -Je comprends parfaitement, oui. -Il n'y a rien de bravache dans son affirmation. Il confirme ce que son intuition avait ressenti sur l'île et ce qu'elle avait déjà rencontré à Chicago. Le Bayou est vivant. Et dans le cas du Bayou Carouge, il n'aime pas les intrus. Pourtant, avec sa manière typique de louvoyer sans aller droit au but quand elle n'est pas certaine de son compagnon de route, elle ne l'interrogera pas directement sur ce coin précis de verdure malveillante.

L'intérêt de l'italienne n'est pas feint quand elle poursuit. - Qu'elle est votre histoire préférée? Ou celle dont vous avez été le témoin direct? Au regard de la dextérité avec laquelle vous pilotez cette barge, vous avez passé pas mal d'heures à arpenter le Bayou. Vous avez du croiser votre lot d'Etrange- Pas la peine de lui demander quand ils arriveront à destination, elle le saura bien assez vite.

C’est facile d’oublier les raisons qui la ramènent sur les canaux marécageux du Bayou en ce dimanche après-midi ensoleillé. Medea regrette presque de ne pas être tombée sur Eoghan la semaine dernière. Elle est certaine que son expédition dans le Bayou Carouge aurait pris une toute autre tournure. La nature hostile, oppressante de l'île sur laquelle elle a été abandonnée n’est pas quelque chose qu’elle va oublier. Elle s’est sentie Intruse, étrangère. Une partie d’elle est persuadée que sans l’intervention de la sylphide Inna, elle aurait rejoint le rang des statistiques et des faits-divers. Oui, elle comprend. Dans le regard qu’ils échangent, la certitude d’une expérience similaire. Que peut-être leurs mondes ne sont pas si distants malgré les apparences contraires. Il est facile de lui accorder une certaine confiance, renforcé par le charisme discret qu’il dégage. Ils s'éloignent de ce sujet qu’elle ne désire pas encore creuser. Il y a un mystère meurtrier concernant ce lopin de terre noyée de Louisiane même si elle n’en a pas fait part à ses supérieurs. Duncan lui a rappelé qu’ils avaient une montagne de dossier bien concret à résorber avant de se lancer sur la trace de chimères. Raison pour laquelle elle s’est impliquée dans son temps libre.

Son guide enchaîne sur les plantations et elle prend une note mentale de celles qu’il met en avant. Un sourire léger, intime quand il évoque Autant Emporte le Vent. -Je ne nierais pas qu’une partie de mon envie de visiter ce genre d’endroits est directement liée à ce roman. C’est totalement cliché mais Scarlett etait une femme libre avant son temps et… -Un haussement d’épaule- Rhett Butler. -L’amusement perce sur ses traits. Elle ne tentera pas d’expliquer plus en avant. Soit il saisit et elle n’a pas besoin d’en dire plus, soit ça lui passe au-dessus et elle n’a pas envie d’entrer dans une polémique sur la relecture moderne de ce roman ancré dans le début du siècle. -Pourquoi pas, je suis pas encore allé jusque là-bas. -Non. Son temps est happé par la reprise, plutôt brillante, de sa carrière morcelée. Ça ne suffit pas. Elle a encore des comptes à rendre, n’a pas la naïveté de l’ignorer. Tout en s’interrogeant sur l'intérêt réel de continuer cette fuite en avant qui la consume. Ce ne sont pas des interrogations qu’elle partagera avec le brun, aussi charmant soit il.

La surprise, sincère, quand il évoque un magasin de reptiles. -Je saurais à qui m’adresser si j’ai un souci de ce genre. Je commence à réfléchir à la possibilité d’acheter ou de louer une petite maison. -Il a d’autres anecdotes et il a toute son attention. Tombé dans le Bayou laisse des marques. Elle a dû rentrer dedans. Volontairement. Un frisson de dégoût qui la traverse au souvenir de la boue malodorante s’infiltrant entre ses doigts de pieds. De l’eau saumâtre quand elle s’est immergée. Il évoque un alligator qui aurait veillé sur lui durant ces minutes qui ont dû être interminables pour l’enfant qu’il était. Songeuse, elle tapote son index contre sa lèvre inférieure. -Sobek, le Dieu crocodile du Nil a été adoré pendant des siècles par des décennies. Il était vu comme une déité protectrice. Il y a souvent un fond de vérité à ses croyances. On a pu le vérifier ces dernières années d’ailleurs.-Les souvenirs prennent un tour plus sombre quand il raconte une nuit bien plus proche et dont l’issue aurait pu être définitive. La peur éprouvée remonte à la surface, perceptible dans l’émotion qui colore ses mots - Vous avez peut-être croisé la route d’un thérianthrope veillant sur son territoire.J’aurais été terrifiée à votre place. Surtout en pleine nuit et sur une embarcation en panne. Vous êtes plus courageux que moi, à continuer d’arpenter les Bayous comme vous le faites.

Comme pour chasser les mauvais présages, Eoghan relance le moteur du petit bateau, les entraînant à une allure plus vive. Une branche basse qu’ils heurtent sans dégât projette une gerbe d’eau qui les asperge avant de se disperser dans le canal. A cette allure, leur voyage touche à sa fin et elle ne répond pas à la proposition du louisianais de lui conter d’autres histoires. Non par manque d'intérêt mais parce qu’elle n’est pas certaine qu’il soit encore dans le même état d’esprit. Il signale qu’ils arrivent et elle distingue rapidement une maisonnette vétuste dont la peinture d’un bleu délavé s’écaille distinctement. Medea remet ses lunettes de soleil et ajuste à nouveau la capeline sur son visage. Sans interférer, elle laisse son guide amarrer l’embarcation à un piquet contre le ponton bordé de bouées. Le moteur se coupe et elle ne tarde pas à le rejoindre sur la langue de bois qui s’avance vers l’habitation. En s'avançant, ils découvrent Darling Dédé étalé sur une chaise longue rouillée, une glacière remplie de bière à portée de main et l’une d’elle en train de mourir d’une lampée vengeresse. Sagement, elle reste pour le moment dans l’ombre du brun. Diego tourne la tête, une main en visière en entendant les pas résonner sur son embarcadère. -Underwood, qu’est ce tu fous là?

Medea pourrait attendre qu’il réponde. Mais il n’en aura pas le temps. Avant qu’il prononce un mot, elle s’est avancée. Si il y a un certain etonnement aviné à voir une femme chez lui, aucune lueur de reconnaissance. A moitié aveuglé par le soleil rasant, et le visage masqué par sa capeline et ses lunettes, elle n’aide pas. Avec un sourire aussi plaisant que celui d’un dragon de Komodo, elle s'arrête juste avant de frôler la chaise branlante. La confusion s’intensifie alors qu’il se tord la nuque en arrière pour tenter de la dévisager. Elle savoure ce moment à sa juste valeur. Et plus encore lorsqu’elle envoie les deux, homme et chaise longue valser dans l’eau d’un coup de pied parfaitement dosé dans l’armature fatiguée. Le cri perçant de surprise outragée est un régal à ses oreilles. Déjà la tête émerge. Après avoir bu une tasse bien remplie vu comme il crachote et toussote. Vicieuse, elle écrase les doigts qui accrochaient le ponton vermoulu pour se hisser hors de l’eau. Elle tourne la tête vers Eoghan. Avertissement clair bien que le ton reste agréable et civil. -Tu l’aides à remonter, tu finis à la flotte aussi. -Promesse de la part de l'italienne. Cri de putois. Insultes. -Salope! J’sais même pas qui t’es. Je vais te faire la peau, petasse! -Sans hâte, le talon de Medea trouve un pouce trop aventureux et le coince entre les deux surfaces inamovibles. -Appelle la police! Tu vois bien que c’est une dingue!

Quelque chose pétille, bulle dans le regard de Medea. Debout sur ce  ponton délabré, surplombant l’individu bas de plafond qui l’a abandonné sans un remords une semaine plus tôt, elle s’amuse. Elle se sent parfaitement à l’aise et tout aussi justifiée. La remarque acerbe qu’elle décoche à son second guide, bien plus gracieux, est sans équivoque. Ce n’est pas sa place d'interrompre le règlement de compte dont il est spectateur. Eoghan le comprend et se lave de son compère avec une désinvolture qu’elle a presque envie d’applaudir. La bière qu’il prend dans la réserve de Donald est une insulte délicieusement dosée et un léger rire franchit les lèvres parfaitement maquillées de l’italienne.

Un nouveau coup de chaussure vicieux sur les doigts qui tentaient encore une fois de se raccrocher au bois vermoulu. Ho, sa vision périphérique ne souffre pas des ravages de l’âge. Pas encore. -Eoghan, tu m’ouvrirais une bière aussi? Ca dessèche, ce genre de -un geste du menton qui désigne l’individu qui prend son bain annuel dans l’eau saumâtre du canal.  Elle ignore lequel des deux trouve la situation divertissante, lui ou elle, mais il ne paraît pas franchement décoiffé par le changement de ton. Sa posture nonchalante sur les marchés ne trahit pas beaucoup d’inquiétude pour le sort de l’homme immergé. -Il m’a vraiment volé mon portefeuille. Mais pas que. Donald, mio coniglio, si tu expliquais à monsieur Underwood les raisons de ma présence dans ta charmante maisonnette? -Le sarcasme de Medea est si épais qu’il pourrait être mangé à la cuillère.

La préoccupation d’Eoghan est tout à fait légitime. Cependant, ce n’est pas tout à fait le moment de le rassurer à ce sujet. La brune lui adresse un large et expressif clin d'œil avant de se retourner vers son plongeur préféré. Qui n’a pas articulé le moindre mot depuis qu’elle lui a demandé de vocaliser son affront. -Donald, Donald, le crocodile a mangé ta langue? -Le ton est chantant, elle fait durer le moment. Elle se penche et s'accroupit au bord de l’eau. Ses appuis sont bien plantés sur le bois et son centre de gravité redistribué. Elle tend le bras et attrape vivement la touffe de cheveux grisâtre qui surmonte le visage poupin. Il bat des bras et tente de se défaire de sa prise pour se retrouver soudainement submergé. Il avale une pleine gorgée d’eau qu’il recrache en toussant avant de Ponk. Son front, sous l’impulsion de Medea vient de heurter une des piles de support du ponton. -Je peux faire ça toute la journée. -Une touche de sévérité, dans son timbre. Elle le gronde.

-Je l’ai -murmure indiscernable -bayou carouge. -Sans prendre la peine de lui donner un second avertissement, elle le replonge sous l’eau. Le maintient deux secondes, le ressort, et le cogne une seconde fois. Son front barré d’une marque rosée. -Je l’ai abandonné  dans le Bayou Carouge! -Cette fois, il a hurlé, et de lui même, il ajoute. -sur l'îlot de l’ancienne propriété Madison.

Enfin, la brune le relâche, et vient s'asseoir sur les marches, à coté d’Eoghan, permettant à Donald de reprendre place sur le ponton. Il finit par y parvenir, après plusieurs tentatives infructueuses. A genoux, les mains posés sur les cuisses, il prend de grandes inspirations avant de chasser l’eau boueuse de son visage. Lissant ses cheveux en arrière pour tenter de retrouver un peu de dignité. Il se remet debout et marche pesamment vers ses deux invités indésirables. -Dégage de chez moi, radasse! T’as deux secondes avant que je te vire.

Elle hausse un sourcil, très peu impressionnée. -Va chercher mon sac à dos. J’espère pour toi qu’il ne manquera rien dedans. Je vais encore me fâcher encore sinon.
-Mais ta gueule! Je suis chez moi! Le sac, je l’ai plus, je l’ai foutu à la flotte! Y a que des timbrés  pour aller se balader dans le Bayou Carouge. Touriste débile. Tu devrais être contente d’avoir eu cette leçon. tu devrais me remercier!
Elle se lève. L’italienne n’est pas très grande mais ça ne paraît pas influer sur sa posture. Surtout face à ce genre de personne. Elle envahit totalement son espace personnel d’une manière qui n’a rien de plaisant. Une expression d’incertitude passe sur les traits épaissis par l’alcool et le gras, il est clair qu’il lutte pour ne pas reculer d’un pas. -Tu es vraiment très, très con, toi! Je me demande si tu n’es pas responsable pour les corps qui ressortent du bayou depuis quelques mois. Après tout, ce sont pas les remords qui t’etouffent, hein!
-Je.. Je… Je vais porter plainte! Ouais. Y a aucune preuve de ce que j'aurais fait, et t'es vivante non? Par contre, Underwood pourra témoigner de ton agression et de… de ton intrusion chez moi!
Medea soupire,  tourne la tête vers le louisianais et croise son regard, affligé pour lui. -Ils sont tous aussi débiles dans le coin, ou c’est l’exception? [

Comment nier, à cet instant, le plaisir indécent qu'elle éprouve à remettre cet homme gluant à sa place? Il a, à ses yeux, autant d'attrait qu'une meduse échouée sur le sable depuis quarante-huit heures. Cependant, elle n'a aucunement l'intention de le noyer. Trop de paperasses et une tâche sur son dossier. Ca ferait désordre et pas certain que Parton apprécie. Hélas, la bière rafraîchissante dormant dans sa glacière passe au second plan. L'italienne ne peut se contenter de donner quelques cauchemars humide à cet homme dont la venalité surpasse l'intellect. Elle exige de l'entendre avouer sa faute, son crime, à voix haute et devant témoin. Est ce qu'Underwood serait un témoin fidèle ou transgresserait-il la vérité par loyauté pour un compère, elle l'ignore. Cependant son instinct lui souffle qu'il ne mentirait pas pour protéger Darling Don'.

Enfin, le rébus du Bayou finit par avouer sa faute. Qui n'est en rien pardonné à moitié. Les habits dégoulinant d'eau tepide, le souffle court et la bedaine tressautante, il offre un spectacle affligeant dont la brune ne se réjouis pas particulièrement. Elle veut son sac et ce con l'a balancé dans un chenal. Cette leçon sur les conséquences n'était pas inutile aux yeux de la brune. Comme elle l'avait pressenti, il veut faire d’Eoghan sa vigie. Son garant de moralité et l'outil de son courroux. Il s'avance, droit vers elle, drapé dans son ego tumefié. Obligeant Medea à se demander si elle va devoir le renvoyer à la baille.

C'est la  réaction du séduisant trentenaire qui surprend la profiler. Le ton coupant de sa voix. Sa nonchalence évaporée et son autorité absolue sur son voisin. Sa main qui étreint son épaule. Pour la protéger ou pour la contenir? Il n'empoigne pas l'articulation pour la blesser mais ses doigts font preuve d'une fermeté indéniable. Medea reste civile. Ne se dégage pas ou n'esquisse aucun geste brutal. Elle a réellement apprécié leur voyage aller, leur conversation et la présence détendue du Louisianais.

Donald gromelle dans sa barbe. Essuie son visage d'un revers de main boueux mais doit constater l'évidence. Il ne lui reste plus qu'à obéir à l'injonction d'Eoghan. Un regard venimeux à la connasse qui vient de ruiner son après-midi et il s'en retourne d'un pas pesant vers sa bicoque délabrée. Medea attend qu'il s'éloigne de quelques mètres avant de retrouver sa liberté de mouvement. Juste assez pour récupérer une bouteille de bière. Elle est étonnée de constater qu'elle est atteinte par la désillusion d'Eoghan, par l'amertume qu'il exprime à son égard.

Elle ne lui fera pas l'insulte d'ignorer ses questions. Dès qu'elle a decapsulé le goulot, pris une gorgée pétillante, elle entreprend de lui répondre. -Je m'intéresse réellement au floklore. De manière personnelle, depuis que je suis enfant. -c'est étrange qu'elle se sente obligée de se justifier de ce point précis. Comme si il était réellement important au lieu de n'être qu'un détail de leur après-midi. Ses prunelles sont levées vers les siennes. Offrant plus de franchise que depuis le début de leur rencontre. Touriste debile. Elle l'a mérité. -et professionnelle. Je ne suis pas allée en excursion dans le Bayou Carouge pour faire du tourisme, Eoghan.

Medea tient encore sa langue. Surtout que sa seconde proposition rejoint parfaitement sa volonté. Est ce qu'il y a une ombre de soulagement dans l'expression de son visage quand il affirme qu'il ne la plantera pas là? C'est très possible. J'ai pas envie de m'eterniser non plus, je vous rassure. Il s'est rien passé de plus. Je l'ai engagé pour un tour du Bayou Carouge, j'ai voulu débarquer sur l'îlot Madison et il s'est barré avec son bateau en me laissant en plan. -il lui est plus compliqué d'expliquer ses motivations. Les raisons derrières ses agissements. Heureusement, elle n'aura pas besoin de le faire. Donald revient. Balance son sac à leurs pieds, les lèvres pincées d'une colère qu'il n'ose vraiment exprimer. Medea va chercher son sac, le remettre sur son épaule et lui dédie un salut ironique avec sa bière. Auquel l'homme répond par un geste universel du majeur. Demi sourire amusé. Ne lui en tiendra pas rigueur.

C'est sans attente inutile qu'elle se dirige vers la barque motorisée d'Eoghan, le laissant échanger quelques mots avec son voisin s'il le souhaite. En prenant son sac sur le dos, elle a relevé un pan de sa chemise. Dévoilant quelques infimes secondes le holster à sa taille avant de réajuster machinalement la chemise sur son jean.

Medea est plus que prête à quitter ce ponton pourri et le propriétaire qui ne l’est pas moins. Elle doute que Donald porte plainte, elle n’aurait pas de mal à prouver l’abandon dangereux et le vol de ses affaires. Mais c’est toujours une mauvaise presse d’avoir un agent gouvernemental impliqué dans une affaire mondaine. Si les réactions de l’italienne ne lui paraissent pas démesurées, il n’est pas certain que sa hiérarchie ait la même indulgence à son égard. Le sac sur le dos, elle laisse Eoghan  prendre congé de son charmant voisin. Elle n’a plus rien à dire à son “Guide”. Les explications qui peuvent passer entre deux hommes ne la concernent plus. Elle a fait exactement ce qu’elle est venue faire. Trop, probablement. Il est possible qu’elle ait laissé sa frustration ambiante prendre le dessus et se libérer sur ce mec qui n’en méritait pas tant. Quoique? Elle ne doit pas être la première à se faire arnaquer de la sorte. Il a la gueule d’un récidiviste.

Le geste court et brusque, le louisianais revient vers elle pour l’aider à remonter dans l’embarcation mouvante. Il y a nettement moins de sollicitude à son égard, elle ne l’en blâme pas. Après tout, elle s’est servie de lui et il ne lui a pas donné l’impression d'être le genre de d’homme à apprécier de genre de passe-passe.  Le silence entre eux est une mélasse poisseuse et vivante. L’excuse du vrombissement du moteur n’est pas suffisante pour expliquer l’absence de conversation. Medea ne s’est pas crispée. Si elle n’est pas aussi nonchalante qu’à l’aller, elle reste néanmoins détendue et vigilante. Enfin, après cinq bonnes minutes de navigation, il se décide à reprendre la parole. Pour une observation dont elle ne devrait pas s’étonner de la justesse. Cet homme est perspicace et intelligent.  Elle se tourne vers lui, son regard croise franchement le sien. Elle n’a plus grand chose à cacher, finalement. Elle acquiesce du menton. -Profiler, pour le FBI et la Nrd.

Comme ça, c’est clair. Il saura à quoi s’en tenir. Il enchaîne sur une autre question pertinente. Une ombre de sourire quand il questionne sa santé mentale. Il n’est pas tout à fait injustifié dans une telle supposition. -Vous voyez donc exactement pourquoi je suis allée là-bas, si vous aussi vous pensez que c’est un endroit à éviter. -Medea s’est redressée, évidemment intéressée par son opinion sur le Bayou Carouge et pas franchement décidée à laisser tomber l’affaire. - Y a un truc de pourri dans ce bayou. Sauf que je ne sais pas quoi. Que la Nrd ne sait pas quoi. Que les locaux n’en parlent pas. Surtout pas. Que les corps s’accumulent trop pour que seules des causes tout à fait naturelles soient crédibles. Y a pas d'enquête officielle. Juste.. mon instinct qui me dit que c’est pas normal. Une fois que j’aurais compris ce qui se passe, alors je pourrais présenter l’ensemble à à la Nrd. -C’est même pas pour un avancement professionnel quelconque. Pas non plus  en lien avec un certain lycanthrope vexant qui reste dans les ombres. Non. C’est de la curiosité pure et simple,  une curiosité puissante liée à un instinct qui lui assure qu’il y là une créature, une entité inconnue qui tire les  ficelles dans ce coin de bayou. Cette fascination pour le Surnaturel qui la guide depuis son enfance.  C’est l’instinct de chasseur qu’elle a acquis dans le sang et la souffrance. Son langage corporel est plus marqué, elle n’a plus rien de neutre ni d’innocent. -C’est une môme de vingt ans, pas plus, d’apparence, qui m’a aidé à quitter l'îlot Madison. Sans que j’ai besoin de passer la nuit dessus. -Cette perspective ne la réjouissait pas. Il y avait une impression de cruauté, de malveillance diffusée dans le brouillard ambiant. -Une petite blonde, à l'aspect sauvageonne. -Sur une inspiration, elle sort son téléphone et cherche dans la galerie jusqu’à afficher la photo qu’elle a prise d’Inna. Le cliché est flou, mais les traits restent reconnaissables. Medea harponne son regard et prete  une attention particulière à ses micro-expressions, aux chants de ses silences-Tu la connais?